Frédérique Loutz
Le rire n'est pas purdu 6 septembre au 29 octobre 2025
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Frédérique Loutz
Le rire n’est pas pur
6 septembre - 29 octobre 2025
[interruption 2–8 octobre]
Cette sixième exposition personnelle de Frédérique Loutz marque 20 ans de collaboration : l’occasion de proposer un dialogue entre œuvres anciennes (dès 2004) et d’autres tout juste sorties de l’atelier (2025), en parcourant deux décennies de travail essentiellement sur le territoire du dessin mais aussi sur celui de la "sculpture" en verre, carton, tissu.
Frédérique Loutz dit : le rire n’est pas pur.
Et aussi, le pire n’est pas sûr, jamais.
C’est presque une contrepèterie, quelque chose comme un virelangue : un lapsus simulé ou provoqué, quand les mots se bousculent et que la langue, trébuchant, délivre un sens par inadvertance. Tel rapport à l’expression, gauche en apparence mais foncièrement libre, n’étonne guère chez une artiste d’origine mosellane, grandie donc entre les langues et les cultures, à leur confluence forcément turbulente voire contrariée. Et l’on peut en supposer les effets dans la façon dont elle isole et compose ses formes : tantôt en agglomérats, tantôt en guirlandes, dans la collision comme dans la succession ou l’édification ; à la frontière entre dessin et sculpture, non seulement pour l’oscillation qu’elle pratique entre le plan et le volume, mais aussi par le travail au crayon, la force qu’il faut y mettre pour densifier la couleur, les reliefs qui émergent visuellement via les hachures et matériellement par le dépôt de pigments et les déformations du papier (comme pour le métal repoussé). Des yeux, des fleurs et des bouches aux couleurs vives se sont multipliées dans ses œuvres récentes. Ils ont l’évidence et la simplicité des représentations schématiques (illustration, bande dessinée, signalétique), semblent rassurants comme les éléments d’un décor, inoffensifs comme ce qui est connu, familier, mignon, enfantin. Mais ils inquiètent tout autant par leur autonomisation et leur prolifération, par des effets d’exagération, de permutation ou d’interférence : un tournesol comme un nez au milieu de la figure, une face intégralement mangée par un large sourire, la médaille et son revers, parce qu’ici les images sont loin d’être sages. Elles s’animent, prises dans leur propre histoire et toutes celles qu’il nous plaira de leur faire conter, tourbillonnent et se renversent, sens dessus dessous, un mot pour un autre : comme quand on prend une expression imagée au pied de la lettre ou qu’on tord un dicton convenu en une maxime originale.
Le rire n’est pas pur et un sourire, trop étiré (jusqu’aux oreilles) ou tenu trop longtemps (crispé), montrant à l’évidence trop de dents par trop régulières (hypnotiques comme des yeux spiralant ou un regard médusant), se fait grimace, voire rictus : enjoué certes, mais aussi forcé, douloureux, dissimulateur, grinçant, défensif, agressif même. Et le sens se retrousse, en même temps que les babines ou les lèvres (1) . D’autant que comme l’Alice de Lewis Carroll face au Chat qui sourit et disparaît depuis la queue, on se dit qu’on a souvent vu un visage sans sourire, mais plus rarement un sourire sans visage… À la Duchesse, propriétaire du Chat, la jeune fille demande la première fois qu’elle le voit pourquoi il sourit de la sorte : "C’est un chat du Cheshire, voilà pourquoi.", lui répond-elle. Du tac au tac, parce que la formule "grin like a Cheshire cat " préexiste au personnage qui donne vie à ce nom dans le roman. L’explication est imparable et pourtant absurde, puisque comme souvent en pareil cas, on n’en connaît pas avec certitude l’origine : peut-être aurait-on confectionné, dans ce comté d’Angleterre producteur de lait, un fromage en forme de chat que l’on avait coutume de manger en commençant par l’arrière-train. Quant aux bouches dessinées par Frédérique Loutz, elles ont des allures de saucisses ou de ces ballons qui en ont la forme et qui souvent accompagnent les clowns, avec leurs sourires outrés par un maquillage donnant en spectacle leurs candeur et maladresse cathartiques.
Le pire n’est jamais sûr et certainement, il vaut mieux en rire (2): tel est le sens des mascarades, des carnavals, des manèges, des danses macabres et autres farandoles dont l’artiste convoque volontiers l’esprit. Pour danser harmonieusement, il faut de l’équilibre puisque tout mouvement risque à chaque instant de le faire perdre ; et tout fouillis qu’ils puissent paraître, les agencements sont conçus pour basculer et mieux se redresser : les sourires y ont cette fonction (de bascule), de même qu’ils forment des festons, ceux des décors sculptés comme de la broderie ou encore de la fête. Des froufrous et des flonflons ? Plutôt une ritournelle, celle qui vient des scènes d’enfance, du conte, des lieders et que l’on trouve analysée dans Mille-plateaux sur le mode du "tantôt, tantôt, tantôt" : "Tantôt le chaos est un immense trou noir, et l’on s’efforce d’y fixer un point fragile comme centre. Tantôt l’on organise autour du point une ‘allure’ (plutôt qu’une forme) calme et stable : le trou noir est devenu un chez-soi. Tantôt on greffe une échappée sur cette allure, hors du trou noir (3)." Entrer dans les danses de Frédérique Loutz, c’est croiser toutes ces voies, se griser de la gravité, avec entrain mais sans naïveté, le sourire aux lèvres et les yeux grands ouverts.
Guitemie Maldonado (août 2025)
(1) On peut même penser, dans le sombre, au personnage de L’Homme qui rit de Victor Hugo ou à d’autres mutilations brutales.
(2) Dans le monde crépusculaire d’En attendant Godot de Samuel Beckett, Vladimir et Estragon ne peuvent plus rire, bientôt même plus sourire.
(3) Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Les Editions de minuit, 1980, p.383.
À VENIR
Samedi 11 octobre à 15h
Conversation entre Frédérique Loutz et Amélie Adamo.
Dans le cadre de S’émerveiller, cycle de talks imaginé par l’historienne d’art et commissaire d’exposition en partenariat avec une sélection de galeries du Marais.
BIOGRAPHIE EN QUELQUES DATES
Née en 1974 à Sarreguemines. Vit et travaille à Paris.
1997 Diplômée des Beaux-Arts de Paris.
2005 1ère personnelle à la Galerie Papillon. 2007 Pensionnaire à la Villa Médicis, Rome ; Il était une fois WALT DISNEY. Aux sources de l’art des studios Disney, Galeries nationales du Grand Palais, Paris et musée des Beaux-arts, Montréal.
2009 Nommée pour le prix du dessin contemporain – Fondation Guerlain ; La force de l’art 02, Triennale au Grand Palais, Paris
2010 elles@centrepompidou, Paris.
2011 Tous cannibales, la maison rouge, Paris et ME Collectors Room, Berlin.
2013 Coup(o)les, exposition personnelle de fin de résidence au château de Chambord.
2019 XXL, Estampes Monumentales Contemporaines, Musée des Beaux-Arts, Caen. 2021 Publication de sa première monographie Girrrland avec les éditions The Drawer.
2023 Immortelle – Vitalité de la jeune peinture figurative française, MO.CO., Montpellier.
2024 Festival du dessin de Arles.
2025 Claude, exposition personnelle au pôle culturel Logre, Caen.
PARMI LES COLLECTIONS
Cnap (Centre national des arts plastiques)
Musée national d’art moderne - Centre Georges Pompidou
FRACs Sud, Picardie, Normandie
Collection Florence et Daniel Guerlain, Collection Laurent Dumas