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N 48° 51’ 47’’
E 2° 21’ 24’’

« Nous devrions apprendre que les choses elles-mêmes sont les lieux,
qu’elles ne se contentent pas d’appartenir à un lieu. »
Martin Heidegger, L’art et l’espace, 1969 (trad. Gérard Guest 2011)

 
Qu’est-ce qu’une localisation ? Qu’est-ce qu’un site ? Quel serait le nôtre ? Cathryn Boch le piste, autant qu’il se déplace. Elle coud, dans et sur du papier. Le plus souvent, il est imprimé : cartes, plans, photographies avec ses codifications, ses repères graphiques, autant d’expressions du besoin de saisir l’étendue par la mesure. Coudre… consiste pour elle à lancer le moteur de la machine à l’assaut d’une distance kilométrique totalement immodérée. Au fil des virages, accélérations, retours, elle marque sa feuille d’une trame serrée à l’extrême, qui en contraint la matière jusqu’à la soulever, la mener et la tenir au-delà de son état habituel. Le papier marque, accuse, et garde cette empreinte de fibre dans la fibre. Une fois arrêté le mouvement imprimé par le fil, l’instant définitif du tracé ouvre dans l’image mille entrées possibles, mille parcours dans les réserves, les blancs, les manques et les maillages. Le regard peut y naviguer et l’ensemble lui offre des sorties. La couture, là où elle est particulièrement dense, sertit le motif de courbes de niveau en haut relief, de monts et surgissements - de trouées, aussi ; quand le matériau cesse de résister et cède. Ou encore, de blessures dont les points piqués ourlent les lèvres.

Lèvres, oui, parce que le corps charnel est l’objet de tant d’assauts et d’occupations que l’anatomie humaine est aussi une manière de cartographie. Des lignes à haute tension que Cathryn Boch écrase sur le dessein de toutes les frontières, il est difficile de dire si elles réparent, si elles cicatrisent, ou si elles contrarient. Quoi qu’il en advienne, le territoire qu’elles nouent et dessinent dans l’espace même de la représentation de l’espace (le plan) est plus vaste que lui, parce qu’il est concret. Physique, donc puissant.

Ailleurs mais très près dans le temps de sa recherche, Cathryn Boch fait subir un tout autre traitement aux représentations. Elle s’attache à choisir, parmi les images que la presse nous écrase continuellement sur la rétine, des sujets qui la touchent et les sucre. Techniquement, cela signifie qu’elle les soumet à une succession d’états liquides, glaçages, rinçages, retours et séchages savamment alternés, qui sans détruire la pâte du papier, recouvrent graduellement l’image d’un brouillage sélectif, l’érodent, et volent  à la vision une partie importante de son contenu (en argot, « sucrer » signifie retirer, soustraire, voire subtiliser). On ne sait plus très bien ce qu’on voit dans ce silence imposé à la figuration. De choses dures ou insupportables, l’(al)chimie de cette opération fait des fragments énigmatiques et flous, sans contexte, agréables à l’œil. N’en ayant qu’une conscience diffuse, nous sommes soumis par la vision de cette douceur à une véritable magie blanche, qui réconcilie avec l’intolérable.

Le sucre et le fil ont des particularités communes - ils peuvent d’ailleurs ne faire qu’un, le "fil de sucre" si délicat à obtenir, trait translucide, fragile et autonome, qu’on peut savourer et faire fondre au goût. Tous deux sont d’une plasticité extraordinaire, on peut en quelque sorte, tout en faire; du presqu’imperceptible au très compact, en passant par des états contraires de fluidité, de dureté, d’opacité ou de ténuité. Ils peuvent tout à la fois casser et faire tenir (attacher et coller sont les modes d’assemblage par excellence). Il y a, de ce fait, plus de continuité que d’antagonisme dans l’usage de ces deux matériaux apparemment différents dans les pièces de Cathryn Boch. Les retrouvailles d’éléments disparates du temps, dessins anciens stratifiés, poncés jusqu’à être fondus ensemble, vont de pair avec l’alliage de transparences qui débute dans ses verres sucrés. La proposition matérielle de ces deux esthétiques parallèles est une, comme sont indispensables l’un à l’autre le fil arrière et le fil avant de la machine à coudre.

On trouve, au pied de toutes ces saillies murales, de petites maisons qui disent autrement cette cohésion. Leur ponctuation de l’aire disponible nous dit que le site primordial de la pensée et du travail est une tension intérieure vers l’équilibre, réfugiée, à l’abri quelque part.

Éléonore Marie Espargilière

  

« Personne ne put rien lui dire sur le site, il ne relevait pas du cadastre. »
Stéphane Marie, La fugue du monde, 2013

« Tu ne peux rien savoir de cette intimité qui abolit l’espace. Aller vers Ayaz m’est facile, un chemin secret m’y conduit. Je ne peux pas vivre sans lui. Par où je viens ? Nul ne le sait. Nombreux sont entre lui et moi les confidences sans paroles, les passages, les raccourcis. »
Farid-ud-Din `Attâr, La conférence des oiseaux, vers 1200
 
 

Cathryn Boch – née à Strasbourg en 1968, vit et travaille à Bargemon (Var). Diplômée de l’École supérieure des Arts décoratifs de Strasbourg en 1996. Elle a fait de nombreuses résidences, Lisbonne (1999-2001), Vilnius (2006), en Pologne (2009), ainsi qu’en France (Citéculture Paris, 2007, les ateliers des Arques, Atelier Mr Fedoroff Bargemon en 2010). Ses œuvres ont intégré des collections publiques et privées importantes, telles que le Musée National d’Art Moderne, Paris, le MAMCO de Genève, le Fond National d’Art Contemporain ou encore la collection Antoine de Galbert et celle de Daniel et Florence Guerlain.