[ʒwa də vivʁ]

1er mai – 15 juin 2013

ʒwa də vivʁ? Le titre choisi par Lotta Hannerz, si seulement nous pouvions le lire tout de suite, serait un manifeste contre le marasme complaisant qui ouvre et clôt nos journées d’usagers d’un monde connecté. Mais Lotta Hannerz travaille à retourner les évidences. On ne déchiffre pas immédiatement « Joie de vivre », cette invite à changer d’humeur le temps d’une visite. On plisse les yeux, on fouille compulsivement sa mémoire à la recherche des rudiments de phonétique restant de nos chères études. Et encore, cette mise en condition une fois élucidée, on réalise que ce n’était qu’un échauffement. Il va falloir plisser les yeux à nouveau, voire les frotter – on peut se pincer, aussi (je rêve ?), devant les pièces impeccables, aux finitions douces, qui au gré de nos déplacements, trahiront systématiquement ce que nous aurons cru voir.

Qu’il est raffiné, le panier de crabes…  Élégante métaphore que ce poisson captif qui raconte la condition de l’honnête homme de tous les siècles confronté à la vilénie ambiante. À mieux y regarder, c’est plus délicat : ce panier, méchant  en vérité, triche avec notre perception des formes. Il n’est ni en relief, ni précisément plat, ni droit, ni franchement de travers. Vu de biais, il est faux. Ne serait-ce pas là la vraie question posée par cette pièce comme par l’ensemble de l’exposition: un éprouvant doute cartésien proposant l’abîme du tout est faux, nos sens nous trompent autant que nos contemporains?1

 Je ne sais pas, semble répondre le sage Monsieur qui réfléchit devant son œuf à la coque. Je ne saurai jamais, parce que je suis une représentation, très réussie, à laquelle on désire sincèrement croire. Par conséquent, ma nature d’objet peint me prive à jamais des aliments réels que je contemple, et c’est à vous spectateur, de méditer sur ma condition. Qu’importe ! Vanité des vanités, rétorque un jouet à roulettes pour enfants désabusés. Tirez sur la chevillette, la bobinette cherra : dans l’écheveau de sens déroulé par Lotta Hannerz, la question de Hamlet nous accompagne fidèlement comme un de ces chiens inconnus qui nous élisent dans la rue, le temps d’une maraude, et que nous n’avons pas invités.

Dérangé par ces problématiques existentielles, on peut désirer prendre de la hauteur. Reste par exemple la possibilité de gravir quelques niveaux jusqu’à devenir un chef, c’est-à-dire une tête. De là à dire que ces échelons sont ceux de la société, il n’y a qu’un pas, que le travail de Lotta Hannerz franchit régulièrement à l’intérieur de l’espace de la représentation. Depuis l’éminence grise ici délicatement mise en couleurs pour contrefaire le réalisme, le seul point de vue valable sur la situation apparaît enfin avec évidence. L’horizon est beaucoup plus près que prétendent les conventions : il est dans le regard que nous portons sur lui 2. Le parti pris d’associer les techniques, inventant avec un soin cosmétique la surface à appliquer sur ces corps d’artifice, n’est pas très éloigné des enjeux de la renaissance – dans le basculement de la tempera vers la peinture à l’huile.

Pour autant, trop de théorie irait démentir la démarche de distanciation dont les résultats sont disposés ici. La démonstration de Lotta Hannerz est sans équivoque quant à ce qui attend qui voudrait se laisser aller à la désormais classique « prise de tête ».  Il faut de la pensée, certes, mais spontanée, dégagée des modes successives à laquelle l’érudition même est soumise. De la pensée débarrassée, aussi, de l’excès de préméditation auquel la facture sans défaut des pièces pourrait faire accroire. Lotta Hannerz suit simplement son cours, sans désir d’être magistrale, depuis des années sans jamais en oublier les différents affluents. L’unité formelle apparente ne signifie que l’évidence de son style – terme qu’on ose à peine encore invoquer pour définir l’individuation. S’il faut encore des preuves pour instruire le dossier, il n’est que de voir l’alternance de plaisanteries légères et de gravité dans cet ensemble.

Dans ce catalogue de physique humaine et animale un peu malmenée, les objets même ont l’apparence de ce qui pourrait être leur contenu. La bibliothèque mène en droite ligne vers l’infini ? Depuis le temps qu’on oublie pourquoi le verbe est au commencement, il devient utile de demander, toutefois sans utiliser le moindre mot, s’il n’est pas également à la fin. Et si quelqu’un sait de quel côté du point de fuite le temps démarre. Lassé de ces considérations livresques, on peut revenir à des fondamentaux plus ludiques et chercher, non sans une pensée pour les années qui ont précédé Dada, dans quelle planche anatomique épingler la queue de l’âne3.

Enfin, quand on cherchera l’auteure de l’adroite machination esthétique qui prouve ici que le trompe-l’œil est un geste politique, force sera de reconnaître que l’artiste n’est pas bégueule. Tout au long de l’exposition, on pourra la voir travailler sagement dans son coin, initiative en outre très utile pour découvrir sa physionomie, si jamais on a raté le vernissage.

 

Eléonore Marie, avril 2013

1 On simule ce qui n’est pas, on dissimule ce qui est. Paolo Zacchia, De prudentia civili, 1628

2 « On découvre l’Amérique parce qu’elle existait au préalable ; la perspective, elle n’existe pas avant qu’on l’invente ». Daniel Arasse, Histoires de peintures, 2004

3 Roland Dorgelès, qui allait ensuite rejoindre le Canard Enchaîné puis l’Académie Goncourt, est l’auteur de la farce redoutable qui a trompé les visiteurs du Salon de indépendants de 1910. La toile Et le soleil s’endormit sur l’adriatique avait été peinte, à son initiative, par un âne du nom de Lolo, et non, comme chacun s’était entendu pour en juger, par le peintre JR Boronali, qui, lui n’existait pas.  

LOTTA HANNERZ- née à Stockolm en 1968.

Elle vit et travaille à Paris où elle s’est installée en 2005 dans le cadre des programmes accordés par l’Académie suédoise des Arts. Après avoir réalisé plusieurs installations flottantes à Stockholm, elle a présenté une œuvre sur l’eau de la fontaine Médicis du Jardin du Luxembourg à dans un bassin du Jardin des Tuileries dans le cadre de la FIAC Hors les Murs. Ses œuvres ont présentes que de nombreuses collections particulières en France et à l’étranger, ainsi que dans des collections publiques en Europe.