Sabrina Vitali 

À travers les paupières closes
24 mai - 16 juin 2024
Ouverture pour Paris Gallery Weekend - 10 ans ! 
Vernissage vendredi 24 mai 

À travers les paupières closes 

Entre février 1915 et novembre 1918, la grande théoricienne du socialisme et révolutionnaire Rosa Luxemburg est enfermée successivement à la prison de Barnimstrasse (actuelle Allemagne), à la Forteresse de Wronke, puis à Breslau (actuelle Pologne) pour son engagement contre la guerre. Elle y réalise un herbier avec les fleurs envoyées par ses amies et celles glanées dans la cour des établissements pénitenciers. Cet herbier est l’illustration de l’élan vital que possédait la militante qui, en dépit de son incarcération, de la tyrannie du pouvoir et des conflits n’a jamais cessé d’être attentive à la moindre plante, au chant des oiseaux ou à la forme d’un nuage et de s’en émerveiller.

La nouvelle exposition de Sabrina Vitali à la Galerie Papillon doit beaucoup à cet herbier éminemment politique et sensible de Rosa Luxemburg. « Il a accompagné la production de mes œuvres de sa présence manifeste, comme une force compagne, un rappel de ce que peut l’éphémère. » me confie-t-elle. Reconstituer dans un carnet, enfermée entre quatre murs, l’étendue du monde, marque le rapport que l’artiste entretient avec l’intérieur – d’un corps, d’un esprit ou d’une matière – et l’extérieur, tout autant microscopique que cosmique. Sabrina collecte comme Rosa, des roses offertes par ses proches, des fleurs qu’elle cultive sur le rebord de sa fenêtre, ou des plantes rudérales glanées aux abords de son atelier de Maisons-Alfort, situé entre Paris, le bois de Vincennes et la Marne. « La ville, l’autoroute, le fleuve, le bois sont ici des espaces noués, poreux, interpénétrés. » me fait-elle remarquer. À travers les paupières closes est une aventure de la perception du monde « à travers la chair d’un corps qui ne suffit pas, qu’il faut traverser, qu’il faut considérer lui aussi comme noué, poreux et interpénétré ». À partir de notre vision hypnagogique (celle que l’on voit en fermant les yeux), où la membrane de notre œil n’est en aucun cas une barrière mais une surface, une interface translucide sur laquelle les éléments, avec leurs formes et leurs lumières se déposent. Après avoir travaillé le sucre et le métal, Sabrina Vitali utilise désormais le verre, jouant avec ses propriétés minérales, pénétrantes, transparentes et blessantes. Le regard transperce ainsi la matière alors que des réseaux d’encre rouge viennent inonder les œuvres.

Des réseaux sanguins aux cours d’eau il n’y a qu’un pas. Sabrina Vitali aime brouiller les pistes en agissant sur les différentes échelles. Certaines formes et couleurs déboussolent l’œil pris de vertige : la cellule devient soleil, la veine devient fleuve, la fleur devient muscle. Les œuvres catalysent au contact des matières manipulées - cire, feu, terre, encre, métal et végétaux séchés - et incarnent ce moment si particulier du point de bascule qu’il peut y avoir juste avant toute métamorphose. « Voici que le sang, qui avait taché l’herbe en s’écoulant sur le sol, cessa d’être du sang et, plus brillante que la pourpre tyrienne, une fleur éclot, qui par sa forme ressemblerait aux lis ». Sabrina Vitali convoque Ovide tout autant que les gravures anatomiques des XVIe et XVIIe siècles, qui fusionnent les membres humains avec des végétaux bourgeonnées. Artiste démiurge, Sabrina souffle une vitalité tout autant chaotique qu’ordonnée. Elle insuffle à ses œuvres une vie nouvelle dans laquelle tout s’hybride. Une sorte de magma, une « soupe primordiale » dans laquelle tous les éléments sont connectés, digérés, télescopés. Alors que nous sommes aujourd’hui à un moment où la technologie déroute et perturbe les frontières entre l’homme et la machine, entre la culture et la nature, ces œuvres nous rappellent que nous formons un continuum avec les éléments qui nous entourent. Sabrina Vitali provoque le décentrement de l’homme, comme l’entend la philosophe Donna J Haraway, un parmi les « corps multiples, visqueux et tentaculaires » qui composent le monde. Un monde « où l’humain, décomposé en humus, composte avec les autres espèces ».

Les nouvelles œuvres de Vitali agrègent les végétaux, les métaux, les encres et les cires pour qu’ils forment un esprit de compagnonnage. Dans ses sculptures au centre de la galerie, des plaques verticales composées de cires gravées, de verres où la terre est venue se sédimenter, où le fer a rouillé, forment une combinaison de cartographies vues du ciel, de constellations et de veinages. Ils viennent se superposer pour fusionner et créer de nouvelles possibilités.

Les sculptures murales intitulées 3 secondes, formées de colonnes constituées de 24 segments de lamelles de microscopes superposées livrent quant à elles une histoire sur le rapport de l’artiste au temps. Sabrina Vitali propose de ralentir, de se soumettre au temps du métal qui s’oxyde ou de la fleur qui croît et se fane. Par ailleurs, telles des pellicules de film, ces œuvres rappellent les vidéos du cinéaste expérimental américain Stan Brakhage (1933-2003), qui, à la manière d’un scientifique dans son laboratoire, est intervenu à même l’image pour y ajouter toutes sortes de petits objets, poussières, tâches de couleurs ou ailes de papillons, pour inviter le spectateur à embrasser une sensibilité visuelle du réel. Sabrina Vitali expérimente sans cesse elle aussi. Et porte, comme Rosa Luxemburg à travers son herbier, un engagement politique et poétique pour l’éphémère, fondement de toute écologie.

Joséphine Dupuy Chavanat